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L’homme âgé contemplait ses vieux pieds déformés par le poids des années, avec une certaine affection. L’eau du lac, étincelante sous la lumière de la nuit, semblait esquiver ses orteils à chaque allée et venue. Cela lui rappelait son enfance. Cette sensation d’avancer ou de reculer par le simple fait de prendre l’eau comme repère immobile. Cela lui rappelait aussi quand, emporté par cette vitesse virtuelle, il en perdait l’équilibre jusqu’à tomber sur le sable humide. Ses rires et ceux de ses amis résonnaient encore en lui.
Le vieil homme releva la tête et fit face à la grandeur du lac. De son point de vue, cela aurait pu s’apparenter à un océan. L’horizon était dépourvu de tout relief. Il se sentait seul depuis si longtemps. Hier paraissait si loin. Hier, la semaine passée, le mois précédant, l’année écoulée… Tous les jours se ressemblaient depuis tant de temps qu’il en avait perdu le fil. Mais qu’importe. Il était fatigué de tout cela. Cette redondance par le vide l’épuisait. Au point qu’il aurait tout donné pour briser cette monotonie. Quitte à aller pêcher le brochet avec l’homme qu’il avait tué de ses propres mains. Il lui aurait peut-être même tout pardonné pour retrouver sa femme le temps d’une soirée pour échanger un regard, voire même un baiser, en souvenir de cette complicité perdue. Tant pis si elle ne se réveillerait pas à ses côtés le lendemain matin. Il ne lui en voudrait pas. Ni à sa femme, ni à cet homme…
Et ce soleil à l’horizon qui tardait à se lever.
Il perdit patience et se dirigea vers son chalet le long de la jetée. Encore un souvenir sorti tout droit de son esprit. Tuer un homme n’était finalement pas si différent que d’euthanasier un chien se persuada-t-il. Il ôtait une vie sous la volonté de quelqu’un. Seul le commanditaire changeait. Mais le dénouement était identique : une âme s’évanouissait dans les limbes pour disparaître ensuite.
Devant le seuil de la porte en bois du chalet, il jeta un dernier regard vers l’horizon espérant quelque chose. Mais hélas, se dit-il, elle ne viendra plus aujourd’hui, et repartit dans ses pensées. Avec le recul, après toutes ces années de pratique, il n’aurait jamais cru que la désillusion allait à ce point l’assommer. Quitte à recommencer, il ne signerait plus pour ça. Jamais il n’aurait cru exécuter autant de petites vies par la simple volonté de leur propriétaire qui en a marre, qui veut finalement se débarrasser d’une contrainte… La compagnie était devenue une contrainte pour les uns. La mort était devenue une habitude ordinaire pour lui, presque hebdomadaire. Il s’était transformé, par la force des choses, en un semeur de mort. Et surtout, il se rendait compte à quel point, quand est venu son tour de se libérer de sa contrainte, il avait agi machinalement comme tous ces gens avec leur bête. Il se sentait tellement misérable. Était-ce il y a un an ? Le mois précédant ? La semaine passée ? Ou peut-être hier…
Et ce soleil à l’horizon qui ne se levait plus.
Il se coucha sur le canapé et écouta le bruit sourd du vent qui venait d’une forêt qui n’existait pas il y a dix minutes. Le canapé était étonnamment confortable, digne d’un lit. Petit à petit, le souffle du vent se transforma en murmure, puis le murmure se transforma en sons incompréhensibles et enfin, les sons se transformèrent en paroles intelligibles mais encore dénuées de sens. Les limbes étaient définitivement un lieu stupéfiant.
Aucune importance.
Il reconnaissait sa voix douce. Elle était finalement venue.
