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Ixelles, Place E. Flagey. 18h11
— Bonjour, moi c’est Victor. Je serai votre chauffeur sur les quelques kilomètres que nous allons parcourir ensemble. J’espère que nous passerons un agréable trajet.
C’est sa manière, avec un doigt d’hypocrisie, d’accueillir le client. De la bonne humeur à revendre et même s’il y en a trop, c’est cadeau. Mais l’homme qui vient de monter dans sa voiture n’en a pas grand chose à foutre. De son rétroviseur central, Victor l’observe en train de s’installer amenant avec lui un nuage de tabac. Assez grand, chevelure soyeuse avec un certain volume, barbe grisonnante d’une petite semaine voir un peu plus qui cache un visage saillant, peau mate et lunette de soleil type aviateur. Un gars conscient de la classe qu’il dégage. Victor démarre, l’application sur son smartphone lui indique automatiquement la destination sans que le client le lui fasse part. Certainement pratique, mais du coup, l’homme assis à l’arrière l’ignore comme ses propres mégots qu’il éjecte de son fier index par la fenêtre arrière. L’application indique à Victor le temps estimé du trajet : 38 minutes, avec la circulation. Ne se laissant pas piétiner comme une vulgaire clope, Victor insiste nonchalamment :
— Vous êtes du coin ?
Pas de réponse.
Le passager fait mine de le regarder et détourne son regard par la fenêtre ouverte. Il porte une cigarette à ses lèvres. Se cabre en avant, d’une main tenant la poche gauche de son jean et de l’autre, y retire un magnifique briquet en argent. Et d’un geste assuré, il provoque la flamme. La cigarette s’embraise dégageant une odeur de tabac dont Victor n’arrive pas à authentifier la marque.
— Vous fumez quoi ? Pas qu’ca m’intéresse vraiment, j’ai arrêté de fumer il y a quelques mois, mais j’aime l’idée de garder cette expertise d’identifier les marques par leur odeur… ouais, je sais, c’est idiot mais chacun son truc pour éviter de retomber dedans… dit-il n’y croyant qu’à moitié.
Mais toujours pas de réponse.
— Hé, vous m’entendez… ? Victor retient de justesse un « ducon » pour ponctuer sa phrase.
Victor se retourne brusquement vers l’arrière pour le regarder dans les yeux. L’attitude de connard de son passager commence doucement à lui taper sur le système. Il obtient un bref sourire comme seule réaction. Désemparé, Victor reporte son regard devant lui. La chaussée qui défile devant lui à un petit côté relaxant. Il se dit tout de même qu’il lui ferait bien goûter le macadam… Victor doit se reprendre. Il va se calmer.
Quelques minutes passent…
— J’imagine que ca ne vous dérange pas si je mets un peu de musique… puisque vous persistez à rester muet.
Sans surprise, c’est sans la moindre réaction que les premières notes de Going Inside de John Frusciante sortent des enceintes de la voiture.
Derrière, l’homme se met à l’aise en se plaçant au milieu de la banquette pour occuper tout l’espace. Il allume une troisième puis une quatrième cigarette. Il passe les bras derrière les appuis-tête de part et d’autre de la banquette arrière et finit par battre légèrement la mélodie, la clope au bout des doigts.
— Alors, toujours pas décidé à me dire quelle marque vous fumez ? s’amuse à demander Victor.
— Arrête de me faire chier avec ça, prends en une si tu veux, lui répond le type assis à l’arrière en lui tendant le paquet avec insistance.
Victor se saisit presque de sa réponse.
— Euh non, j’ai arrêté j’vous ai dit.
— Alors me casse pas les couilles à vouloir jouer aux devinettes.
— Co… Comme vous voulez…
Victor s’écrase comme il écrase la pédale des gaz. Le trajet continue sans plus un mot. Seuls les morceaux s’enchaînent aux rythmes des façades imposantes de l’avenue Franklin Roosevelt qui défilent sans rien demander à personne. Le son de la pierre à briquet qui gratte la petite roue striée suivi d’un long souffle de fumée se font entendre toutes les quelques minutes, de manière régulière.
Victor arrête sa voiture dans une rue du vieux Boitsfort suivant les indications du GPS. Sur son écran de téléphone, une petite animation débile le félicite pour le trajet effectué en 36 minutes, un peu plus rapide que prévu. Comme le paiement se débite automatiquement sur la carte de crédit du client, ce dernier n’a plus qu’à ouvrir la portière et sortir sans aucune autre forme de politesse. Victor le regarde s’éloigner vers l’arrière se demandant qu’est ce qu’on a bien pû faire à ce pauvre type. Ses yeux terminent leur course sur la banquette où un objet a attiré son attention. Le passager a laissé le magnifique briquet en argent et son paquet, des Parisiennes, contenant encore quelques clopes.
« Oh putain, l’enfoiré… » lâche Victor. Il sait que l’homme les a laissées pour le seul plaisir de la provocation, juste de quoi pousser Victor à la rechute. À peine le temps de s’en rendre compte que Victor les saisit et tire déjà sur la première cigarette avec une frénésie qui en dit long sur sa détermination… Son téléphone vibre à la réception d’une notification. Le client vient de lâcher sa note, une étoile sur cinq avec le commentaire : manque de volonté.
— Mais quel connard…
Victor traîne sa bagnole dans les rues de Bruxelles à la recherche d’un peu d’amabilité. Mais à la place, il se heurte violemment à ce monde qui suinte la détresse et qui transpire la solitude sur sa banquette arrière. Alors, heureusement, il y a la musique… La musique et Marlène évidemment…
